Test de l’investisseur privé : pas de renversement de la charge de la preuve dans l’affaire des aides d’État accordées au groupe Duferco

Affaires - Droit économique
Public - Droit public des affaires
17/06/2020
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu, le 7 mai 2020, sa décision relative à des aides d’État incompatibles qui avaient été octroyées par une région belge au groupe sidérurgique Duferco. Elle rejette par cette décision tout renversement de la charge de la preuve dans le test de l’investisseur privé, malgré les arguments invoqués par les requérants.
Cette affaire concerne des aides d’État qui avaient été octroyées par la région wallonne au groupe sidérurgique Duferco (des cessions de participations ainsi qu’un prêt). La Commission européenne avait rendu le 20 janvier 2016 une décision par laquelle elle avait estimé que ces aides étaient incompatibles avec le marché intérieur, notamment car elles plaçaient le groupe Duferco dans une situation plus favorable que celle de ses concurrents, dès lors qu’aucun investisseur privé n’aurait accepté de vendre sa participation ou de lui accorder un prêt aux mêmes conditions (Comm. UE, 20 janv. 2016, déc. n° (UE) 2016/2041).
 
Par une décision rendue le 11 décembre 2018, le Tribunal de l’Union européenne avait rejeté le recours introduit par le groupe Duferco contre la décision de la Commission (Trib. UE, 11 déc. 2018, aff. T-100/17, BTB Holding Investments et Duferco Participations Holding c/ Commission). Il avait affirmé clairement qu’il revenait aux États membres de fournir à la Commission l’ensemble des éléments pertinents lui permettant de mener un examen diligent et impartial des conditions d’application du test de l’investisseur privé.
 
Contestant cette décision devant la Cour de justice, le groupe sidérurgique affirmait que le Tribunal aurait renversé la charge de la preuve en faisant supporter, notamment, aux parties requérantes :
– la tâche d’apporter des éléments de preuve suffisamment probants pour priver de plausibilité l’appréciation économique complexe des faits retenue dans la décision de la Commission ;
– ainsi que les éléments de preuve permettant de démontrer que les mesures en cause ne constituaient pas des aides d’État.
 
La Cour de justice liste dans sa décision plusieurs éléments permettant de clarifier ce qui incombe à la Commission et aux États membres et entités bénéficiaires d’aides d’État dans le cadre du test de l’investisseur privé. Elle retient qu’en l’occurrence, le Tribunal n’a pas renversé la charge de la preuve en la faisant peser sur les États et les sociétés bénéficiaires au lieu de la Commission.
 
Appréciation économique complexe
 
Dans sa requête, le groupe sidérurgique affirmait que le Tribunal aurait renversé la charge de la preuve « en soutenant qu’il revenait aux parties requérantes d’apporter des éléments de preuve suffisamment probants pour priver de plausibilité l’appréciation économique complexe des faits retenue dans la décision litigieuse ». Selon lui, le Tribunal, par les termes de son jugement :
– consacrait « le droit pour la Commission de ne pas avoir à démontrer en quoi les mesures en cause constituaient des aides d’État et de pouvoir fonder son appréciation des faits sur de simples allégations ou éléments "plausibles" dont elle ne serait pas tenue de prouver la véracité » ;
– et il « aurait exigé des parties requérantes de démontrer que les mesures en cause ne constituaient pas des aides d’État ».
 
Sur ce point, la CJUE rappelle que « la Commission ne saurait supposer qu’une entreprise a bénéficié d’un avantage constitutif d’une aide d’État en se basant simplement sur une présomption négative, fondée sur l’absence d’informations permettant d’aboutir à la conclusion contraire, en l’absence d’autres éléments de nature à établir positivement l’existence d’un tel avantage ». La Commission est ainsi tenue, lorsqu’elle applique le principe de l’opérateur privé, « de s’assurer que les renseignements dont elle dispose […] constituent une base suffisante pour conclure qu’une entreprise a bénéficié d’un avantage constitutif d’une aide d’État » (voir CJUE, 17 sept. 2009, aff. C-520/07, Commission c/ MTU Friedrichshafen, pts 55 à 58).
 
La Commission est en outre tenue « de conduire la procédure d’examen des mesures concernées de manière diligente et impartiale, afin qu’elle dispose, lors de l’adoption d’une décision finale établissant l’existence et, le cas échéant, l’incompatibilité ou l’illégalité de l’aide, des éléments les plus complets et fiables possibles ».
 
L’argument des requérants selon lequel le Tribunal aurait considéré « qu’il suffit pour la Commission de fonder son appréciation économique sur de simples allégations "plausibles" dont elle ne serait pas tenue de prouver la véracité » est donc rejeté par la Cour de justice. Le Tribunal avait d’ailleurs clairement affirmé que « la charge de la preuve de la réunion des conditions d’application du critère de l’opérateur privé pèse sur la Commission » et mis en application ce principe en vérifiant que la Commission avait bien « disposé de tous les éléments pertinents nécessaires à l’élaboration de sa décision ».
 
La CJUE retient également qu’« il revient à la partie requérante de démontrer une erreur manifeste dans l’appréciation des faits effectuée par la Commission », puisque le contrôle des juridictions européennes sur les appréciations économiques complexes faites par la Commission se limite nécessairement à la vérification du respect des règles de procédure et de motivation, de l’exactitude matérielle des faits, de l’absence d’erreur manifeste d’appréciation des faits et de détournement de pouvoir. C’est donc « à juste titre que le Tribunal a limité son contrôle à la vérification de l’absence d’erreurs manifestes d’appréciation dans le raisonnement de la Commission, lorsqu’elle a fait application du critère de l’opérateur privé en vue d’établir que les mesures concernées constituaient des aides d’État ». Il est en l’espèce clairement établi que la question de savoir si les mesures litigieuses pouvaient être qualifiées d’aide d’État requérait bien de procéder à une appréciation économique complexe, à laquelle le Tribunal ne pouvait substituer sa propre appréciation économique.
 
Égalité des armes et droit à un procès équitable
 
Les requérantes alléguaient également que le Tribunal avait violé le principe d’égalité des armes et le droit à un procès équitable en exigeant notamment d’elles qu’elles « fournissent des éléments de preuve dont la force probante était plus élevée que celle des éléments de preuve sur la base desquels la Commission avait fondé son appréciation des faits ».
 
De nouveau, la Cour de justice rejette l’argument invoqué : si le Tribunal a effectivement exigé que les requérants démontrent l’existence d’une erreur suffisamment sérieuse pour ébranler l’appréciation économique complexe effectuée par la Commission, il ne leur a toutefois pas demandé de démontrer l’absence d’aides d’État. Pour la CJUE, « la possibilité d’attaquer la plausibilité de l’appréciation des faits retenue par la Commission dans sa décision est établie au profit des parties requérantes » et n’implique aucunement l’obligation pour les parties requérantes de fournir des éléments de preuve dont la force probante était plus élevée que celle attachée aux éléments de preuve sur la base desquels la Commission avait fondé son appréciation des faits, ainsi qu’il était allégué.
 
La CJUE valide ainsi la décision rendue par le Tribunal de l’Union européenne dans cette affaire et rejette tout renversement de la charge de la preuve au détriment des sociétés requérantes. Le groupe reste donc tenu, ainsi que l’avait décidé la Commission en 2016, de rembourser au Royaume de Belgique les aides incompatibles qui s’élèvent à plus de 100 millions d’euros.
 
Pour aller plus loin
Sur le critère de l’opérateur privé en économie de marché, voir Le Lamy Droit économique, nos 2266 et suivants et Le Lamy Droit public des affaires, nos 6075 et suivants
Source : Actualités du droit