Concurrence dans l'économie digitale : à qui doit profiter le doute sur la nocivité d'un comportement ou d'une concentration ?

Affaires - Droit économique
29/04/2019
Deux rapports récents consacrés au fonctionnement de la concurrence dans l'économie digitale proposent de rendre plus contestables les positions acquises par certaines plateformes. Certaines pistes reposent sur l'idée que dans ce secteur, un doute important sur la nocivité d'un comportement ou d'une concentration ne devrait pas empêcher le régulateur d'intervenir lorsque certaines circonstances sont réunies. Décryptage par Michael Cousin, Avocat associé, Ashurst.
En ce printemps 2019 fleurissent les rapports sur le droit de la concurrence appliqué à l'économie digitale. Intitulé Unlocking digital competition, le rapport du groupe animé par Jason Furman, professeur à l'université de Harvard et ancien conseiller économique de Barack Obama (ci-après, le rapport Furman), a été remis au Chancelier de l'Échiquier britannique en mars dernier. En avril, c'était au tour de la Commission européenne de se faire remettre une étude intitulée Competition policy for the digital era, rédigée par Jacques Crémer, Yves-Alexandre de Montjoye et Heike Schweitzer (ci-après, le rapport Crémer).

Ces deux rapports dressent des constats similaires concernant le fonctionnement de la concurrence sur les marchés de l'économie digitale. S’ils divergent sur les pistes envisagées pour améliorer une régulation jugée imparfaite dans ce secteur, ils présentent néanmoins un point de convergence. Les experts plaident en effet pour ce qui s'apparente à la mise en œuvre d'un principe de précaution. Selon eux, un doute même important sur la nocivité d'un comportement ou d'une concentration devrait conduire, dans des circonstances bien précises et lorsque le dommage possible est particulièrement grave, à une intervention du régulateur plutôt qu'à son inaction. Cette approche n'est pas sans poser d'importantes questions quant à sa traduction juridique.

Les constats

Les deux rapports constatent que certaines plateformes ont acquis un poids économique inédit dont les outils classiques de mesure du pouvoir de marché ne rendent compte qu'imparfaitement. Cette situation s'explique par certains facteurs qui sont propres à l'économie digitale.

Le premier de ces facteurs tient aux effets de réseau attachés à l'activité de ces plateformes. Plus elles rassemblent des utilisateurs, plus elles sont attractives et attirent à elles d'autres utilisateurs. Il s'agit là d'un puissant levier d'augmentation du pouvoir de marché.

Le deuxième facteur tient aux économies d'échelle, importantes, qui permettent aux plateformes d'élargir à moindre coût la communauté à laquelle elles s'adressent. À celles-ci s'ajoutent des économies de gamme : l'opérateur peut plus facilement se diversifier en proposant de nouveaux services à la communauté qui fréquente sa plateforme. Cela conduit à la création de vastes écosystèmes proposant une gamme élargie de services.

Le dernier facteur expliquant la puissance de certaines plateformes tient à la détention d'un ensemble de données qui contribue à l'amélioration constante et donc à l'attractivité de leurs services.

Le second constat partagé par les deux rapports découle du précédent. Cette dynamique concurrentielle très particulière conduirait à des situations de dominance durables que les experts estiment aujourd'hui plus difficilement contestables que dans l'économie traditionnelle.

En effet, il est fait observer que plus la communauté servie par un opérateur est grande, plus il est difficile pour les concurrents de contester les positions établies. Il s'en suit un phénomène bien connu de basculement, résumé par l'expression « winner takes all », par lequel le leader du marché tend à devenir un monopole. Celui-ci jouit de ce que le rapport Crémer nomme le « pouvoir d'intermédiation » qui fait de la plateforme le partenaire obligé des prestataires souhaitant accéder à ses utilisateurs.

Les pistes

Les experts considèrent que ni la vigueur de l'innovation qui caractérise l'économie digitale, ni l'application des outils classiques du droit de la concurrence, ne suffisent à rendre contestables les positions acquises par les opérateurs les plus puissants. Pour eux, le droit de la concurrence doit évoluer pour favoriser cette contestabilité. À cet égard, les pistes évoquées ne sont pas les mêmes dans les deux rapports. Le rapport Furman met l'accent sur les changements institutionnels (création d'une digital markets unit) et sur l'introduction de nouveaux outils de régulation ex ante (mise en place d'un code de conduite, accès obligatoire à certains types de données, développement encadré de l'open standard). Il accorde une place prépondérante au contrôle des concentrations, qu'il propose de rénover, comme outil de régulation des marchés dans l'économie digitale. À l'inverse, le rapport Crémer est hostile à la mise en place de nouveaux outils de régulation ex ante et à toute réforme du droit des concentrations. Il met davantage l'accent sur une adaptation des tests permettant aux autorités de concurrence d'établir le caractère anti-concurrentiel de certaines pratiques unilatérales.

Les deux rapports rompent néanmoins, chacun à leur manière, avec l'idée jusqu'ici dominante selon laquelle le régulateur ne devrait intervenir que dans les cas où une atteinte à la concurrence est plus probable qu'improbable.
Ainsi, dans une section intitulée « The error cost framework » (v. p. 50), ou analyse du coût des erreurs, le rapport Crémer se réfère à cette théorie bien connue, également appelée théorie de la décision, selon laquelle une mise en œuvre optimale des règles de droit de la concurrence résulte en substance de la combinaison de trois facteurs : le coût social des erreurs de type 1 (interdiction d'un comportement qui n'est pas anticoncurrentiel) tenant compte de leur probabilité, le coût social des erreurs de type 2 (autorisation d'un comportement anticoncurrentiel) également en fonction de leur probabilité, ainsi que le coût de la mise en œuvre du droit de la concurrence, qui est fonction du standard de preuve imposé au régulateur (v. ég. sur ce point : Les régimes de protection et les présomptions légales en droit de la concurrence, table ronde de l'OCDE, Note du secrétariat, pp. 12-13).

On sait que les tests appliqués aux infractions au droit de la concurrence, qui font intervenir différents niveaux de présomptions et certaines règles sur la charge de la preuve, sont le résultat d'une mise en balance de ces facteurs. Or, le rapport se propose de les modifier lorsque l'on est en présence de marchés très concentrés mettant en jeu d'importants effets de réseau et des barrières élevées à l'entrée. Dans une telle configuration, la puissance prêtée à certains opérateurs de l'économie digitale serait telle qu'en présence de certains comportements, les dommages liés à une non-intervention, quand bien même ils seraient peu probables, rendraient une intervention nécessaire en raison de leur possible gravité.

Ce raisonnement se traduirait concrètement par l'adoption de nouvelles présomptions d'illégalité. Elles porteraient par exemple sur le refus d'interopérabilité, l'extension de la dominance à des marchés voisins, les freins au multi-homing ou le refus de fournir des données non reproductibles (v. pp. 50-51). Il appartiendrait aux opérateurs dominants du secteur digital, et non aux autorités de concurrence, de démontrer l'effet pro-concurrentiel de ces comportements.

La proposition la plus débattue du rapport Furman traduit la même philosophie. Elle concerne le droit des concentrations et fait écho à un thème qui occupe une place grandissante dans cette matière, celui des killer acquisitions (l'acquisition par les géants du digital de petites sociétés susceptibles de représenter une menace concurrentielle). Le rapport rappelle le test que la Competition and Markets Authority (CMA) doit appliquer lorsqu'elle entend bloquer une concentration, à savoir la démonstration qu'une atteinte à la concurrence est plus probable qu'improbable. Or, selon le rapport, ce test empêche la CMA de traiter de façon effective certaines concentrations susceptibles d'éliminer une source majeure de concurrence pour les opérateurs puissants (le cas de la concentration Facebook/Instagram, autorisée en phase 1 par l'Office of Fair Trading à l'époque où il existait encore, est abondamment cité dans le rapport). Le rapport propose ainsi une nouvelle approche, nécessitant au passage une modification législative, qui ferait intervenir l'ampleur de l'atteinte à la concurrence à côté de sa probabilité (v. rapport Furman, p. 99). Selon cette approche, appelée « balance of harms », une concentration pourrait être interdite, même si ses effets négatifs sur la concurrence sont peu probables, dès lors que ceux-ci seraient d'une particulière gravité.

Les questions soulevées

Les arguments avancés à l'encontre de ces nouveaux tests tiennent essentiellement à la difficulté de traduire juridiquement l'intuition économique qui les sous-tend.

Ainsi, dans un courrier adressé le 21 mars dernier aux récipiendaires du rapport Furman, le président de la CMA lui-même met en exergue les difficultés qu'il y a en pratique à mettre en œuvre de façon robuste et transparente la balance of harms. Il insiste également sur le changement radical qu'il représenterait dans la politique de concurrence du Royaume-Uni.

L'utilisation renforcée de présomptions en antitrust, proposée par le rapport Crémer, soulève le même type d'objection. La technique des présomptions n'est évidemment ni nouvelle ni choquante dans son principe. Bien dosée, elle permet de concilier la nécessité de limiter le coût administratif et judiciaire de la mise en œuvre du droit de la concurrence et le risque d'erreur dans cette mise en œuvre.

Toutefois, pour être acceptable, elle doit répondre à au moins deux critères. D'une part, elle doit reposer sur un diagnostic robuste provenant de l'expérience du régulateur, de la théorie économique voire du bon sens (Rapport OCDE, préc., p. 19 ; J. Laitenberger, EU competition law: relevance anchored in empiricism, discours prononcé le 5 décembre 2018, conférence CRA, p. 5). Ce type de diagnostic a-t-il été posé s'agissant des comportements mis en exergue par le rapport Crémer ? Rien n'est moins sûr. Ce rapport, tout comme d’ailleurs le rapport Furman, insiste au contraire sur la difficulté de démontrer la nocivité de certains comportements unilatéraux dans un secteur où les outils classiques de mesure du pouvoir de marché manquent parfois de pertinence (la réponse est peut-être différente en contrôle des concentrations où il existe aujourd'hui un certain recul sur l'effet à long terme de certaines opérations qui n'avaient, en leur temps, pas soulevé d'objections).

D'autre part, les critères d'application d'une présomption doivent être suffisamment précis si l'on veut que celle-ci soit efficace. En effet, plus la possibilité même d'appliquer une présomption est débattue, moins celle-ci joue son rôle. Les débats qui ont entouré l'usage de la notion de restriction par objet en matière de distribution par Internet illustrent cette difficulté. La clarté de la règle s'impose en outre en raison de la nature répressive du droit de la concurrence. Le flou n’est pas admissible lorsque la règle peut aboutir à une amende de plusieurs milliards d’euros.
Le rapport Crémer soulève de ce point de vue de nombreuses questions tant les difficultés qu'il entend résoudre sont complexes : à partir de quand va-t-on considérer qu'un opérateur est suffisamment puissant pour que des présomptions puissent jouer à son encontre ? Va-t-on à cette fin raisonner à partir de la notion de marché pertinent ou de celle d'écosystème ? Quel degré d'interopérabilité va-t-on exiger de lui pour permettre aux tiers de se développer sans réduire leurs incitations à se différencier et donc à innover ? À partir de quand des données vont-elles être considérées comme essentielles ?

Le rapport Furman semble à première vue opter pour le pragmatisme lorsqu'il propose la mise en place d'une régulation spécifique pour traiter les comportements les plus problématiques. Ceci ne fait toutefois pas disparaître la difficulté liée à leur définition. Sur ce point, le risque est d'aboutir à une régulation circonscrite aux difficultés les plus évidentes qu'une autorité de concurrence n'aurait aucun mal à poursuivre dans le cadre actuel.

Au total, le constat d'une situation de puissance inédite de certains opérateurs semble avoir engendré, chez certains experts, une perte de confiance dans les outils traditionnels du droit de la concurrence. Il est possible de se demander si elle est justifiée. La difficulté qu'il y aurait à démontrer les effets, mêmes potentiels, d'une pratique ou d'un rapprochement est-elle si grande dans l'économie digitale qu'il faille d'emblée renoncer à cette démonstration ? Sans doute serait-il préférable de laisser les outils classiques faire d'abord leurs preuves.
Source : Actualités du droit